Oran 1962. Des trois dimensions du souvenir

Dès le lendemain de son arrivée à Oran, le 28 mai 1962, l’envoyé du Comité international de la Croix rouge et du Croissant rouge (CICR), le Dr Chastonay se fait « conduire directement en ville musulmane au centre médico-social Charles de Foucauld, Rue de Tombouctou. » « Je suis très bien reçu par les médecins musulmans », ajoute-t-il. Nous sommes en pleine période transitoire, entre le cessez-le-feu du 19 mars et l’indépendance du mois de juillet 1962. Il ne le dit pas, mais la rue de Tombouctou, c’est le quartier de Mdina Jdida (Ville nouvelle) et ce qui nous intéresse, c’est que Chastonay en décrit assez précisément les conditions de vie :

« La situation des musulmans d’Oran est actuellement très précaire. Les quartiers qui leur sont réservés et qui contiennent environ 300.000 personnes dont 50.000 enfants sont complètement encerclés par des quartiers européens. Les entrées sont hérissées de barbelés. Nombreux postes de contrôle militaires et FLN à l’entrée, la ville est pratiquement en état de siège. Le téléphone est complètement coupé en ville musulmane et les moyens de communications avec l’extérieur sont très difficiles. L’eau et l’électricité fonctionnent normalement avec cependant quelques pannes d’électricité dont une pendant mon séjour juste au milieu d’une opération césarienne qui a dû être terminée avec une lampe de poche. Une stricte discipline règne dans le secteur musulman, les rues sont propres. Le ravitaillement en viande légumes et fruits est normal mais une partie de la population souffre tout de même de sous-alimentation par suite du chômage forcé. Ce qui fait cruellement défaut c’est l’alimentation pour nourrissons […]. Les médecins nous disent qu’ils vivent depuis le 15 mars dans un véritable Ghetto soumis à un blocus. Nous circulons dans la ville indigène qu’accompagné par un responsable FLN. En ville indigène il y a plusieurs postes militaires français transformés en fortins et tenue soit par la troupe soit par la gendarmerie. Les postes tenus par la troupe sont en général très anti-musulmans. On les accuse de tirer parfois sur les indigènes et en tous cas de ne rien faire pour s’opposer aux actions de l’OAS. […] Les quartiers musulmans sont soumis à des tirs intermittents de mortier (2 à 3 fois par semaines). Le 20 mai par exemple plusieurs obus sont tombés sur une place publique et ont fait 17 morts et 68 blessés. Le 1er juin 3 obus sont tombés à 200 m environ de la clinique mais n’ont fait qu’un mort et 7 blessés. Les rues périphériques sont l’objet de fréquents tirs en enfilade partant des quartiers européens. Partout où c’était possible les immeubles contigus ont été évacuée et l’on a ainsi créé une sorte de no-man land. En dehors des tirs de mortiers, il y aurait une moyenne de 7 à blessés musulmans par jour. »

Un autre observateur extérieur de la situation oranaise est le consul des Etats-Unis, William Porter, qui durant l’année voyage à plusieurs reprises à travers le pays. Durant la période transitoire, écrit-il, Oran était “a city of terror”:

“Nowhere else was the Secret Army Organization as powerful, as ruthless and as fully supported by the bulk of the European population of Oran. The Moslems were penned into what has been called the worst ghetto since Warsaw, systematically shelled, deprived of the necessities of life and slaughtered by gangs of hoodlums with something resembling pleasure if they ventured out of their enclave. The OAS was strong enough to interdict the city to the technically-powerful Prefect, Regional Inspector, and to blow up the office building in which he was forced to live.”1

[Nulle par ailleurs, l’Organisation Armée secrète n’a été aussi puissante, aussi sans pitié et aussi soutenue par la masse de la population [qu’à] Oran. Les Musulmans sont parqués dans ce qu’on a appelé le pire ghetto depuis Varsovie, systématiquement bombardés, privé des produits de base de la vie, et sont massacrés par des gangs de voyous avec une forme de plaisir lorsqu’ils s’aventure hors de leur enclaves.]

C’est une des choses les plus troublantes dans mon travail sur 1962 que cette découverte de ce qui se passe à Oran durant la période transitoire. C’est un temps que les témoins nomment volontiers « waqt l’OAS ». En français, on dit simplement « pendant l’OAS », tant la période est caractérisée par la violence de l’Organisation Armée secrète, opposée à l’indépendance de l’Algérie.

Ces rapports sont importants car il y est question de quartiers « musulmans » quasiment assiégés, de snipers, de tirs de mortier, de difficultés voire d’impossibilité à sortir des quartiers, de l’incursion de tueurs dans ces quartiers comparés par ces observateurs extérieurs à des ghettos, parfois au ghetto de Varsovie. Ils sont rédigés par des hommes qui se sont rendus sur place et ont visité les cliniques du FLN dans les quartiers algériens. C’est avec l’oeil du médecin que le Dr Chastonay observe les blessés, les causes de leur blessures et leur état général de santé.

Pour autant, ils ne connaissant pas bien la ville, et ne différencient pas les quartiers si marqués à Oran, et la géographie qu’ils décrivent est vague. Or, il nous a été donné, à ma camarade historienne Natalya Vince et à moi-même, de façon assez inespérée, de faire plus ample connaissance avec la ville, en visitant différents quartiers avec des personnes qui en étaient originaires, lors d’une promenade organisée par Farouk Mohammed-Brahim, qui a grandi dans le quartier (plutôt « européen » à l’époque) de Saint-Antoine. De façon inattendu, la visite avait bien des échos avec les sources que je viens de citer. Farouk avait d’abord invité Mohammed Boudoumi, natif d’el-Hamri (ex-Lamur), pour nous faire découvrir son quartier. El-Hamri, c’est important : avec Mdina Jdida (dite à l’époque : Ville nouvelle, ou encore « village nègre ») c’est un des deux grands quartiers réservés la population colonisée à l’époque coloniale. En travaillant sur l’UDMA, il y a longtemps, j’avais cartographié patiemment les activités politiques dans ce tout petit quartier périphérique qui est le coeur de la ville algérienne.

el-Hamri, juillet 2018 ©Malika Rahal
el-Hamri, juillet 2018 ©Malika Rahal

Sur la route vers el-Hamri, nos deux amis nous indiquent en passant un immeuble blanc d’où, disent-ils, tiraient les snipers de l’OAS. Sur le moment, j’étais un peu perdue : comment les snipers pouvaient toucher el-Hamri de cet endroit, c’est très loin et tout est si plat ! La promenade dans le quartier nous a conduit de la madrassa at-Tarbia wa at-Ta’lim, sur l’ex-place Thiers, jusqu’aux grands hammams de la place du Sahara.

En chemin, notre guide pointe du doigt vers la gauche. Au bout de la rue, juste à la gauche d’un des arbres du cimetière chrétien, on aperçoit dans le lointain l’immeuble qui me semblait si éloigné, dans l’enfilade de la rue. Depuis l’immeuble, on a un angle de tir parfait sur toute la longueur de la rue. Beaucoup de gens sont tombés ici. Mohammed Boudoumi dit s’être trouvé un jour adossé au mur du cimetière (visible en jaune tout au bout de la rue) qui le protégeait des tireurs : il regardait passer les balles au dessus de sa tête sans pouvoir bouger de peur d’être tué. Je repense à un documentaire sur le siège de Sarajevo dont les premières très belles images filmaient longuement les rues et les places et à partir de la ville, les collines environnantes : on comprenait instantanément que l’immense vulnérabilité des habitants face aux tirs de snipers des collines dépendait de l’angle des rues et les perspectives. La phrase du médecin du CICR devient limpide : « Les rues périphériques sont l’objet de fréquents tirs en enfilade partant des quartiers européens. » Tout d’un coup, je « vois ». En regardant la carte. On peut tracer le trait : dans le prolongement de notre rue, il traverse le cimetière chrétien, pour arriver à l’immeuble blanc. En plein dans le mille. Je sors mon appareil photo, l’alignement est aussi parfait pour moi que pour les tireurs, je vois dans le viseur la rue, le mur du cimetière, l’immeuble. Je déclenche. La photo est moche mais peu importe.

el-Hamri, juillet 2018 ©Malika Rahal
el-Hamri, juillet 2018 ©Malika Rahal

A notre petit carrefour, on discute un moment pour savoir quelles armes étaient utilisées en 1962. Mohammed Boudoumi ne se souvient pas de tir de mortier sur el-Hamri, mais Farouk Mohammed-Brahim, qui a grandi à deux pas de Mdina Jdida, lui, confirme. Mohammed, était inscrit au lycée à Tlemcen : il revenait pour les vacances scolaires avec des commerçants tlemceniens qui le déposaient un peu loin. Sur son chemin de retour, il devait passer par plusieurs zones dangereuses, des zones exposées. A cette époque, il y avait des morts à enterrer tous les jours : arrivé au cimetière, il attendait la foule d’un enterrement pour rentrer en groupe jusqu’au quartier, dans une protection sans doute un peu dérisoire.

Durant cette période de l’OAS, raconte également Mohammed, les hommes (notamment les anciens combattants) ne pouvaient plus aller à la poste Saint-Charles pour retirer leurs pensions, à cause des snipers : la poste est située en direction de l’immeuble blanc. Un temps, ce sont quelques femmes qui y sont allées à leur place. Il se souvient en particulier très bien d’une voisine, Aïcha. Un jour finalement, Aïcha et quatre autres femmes sont parties ensemble à la poste et ont été abattues par les snipers. Sur le retour, nous passons par le lieu de cet assassinat. Il faut pour cela franchir les lieux de passages de l’époque aujourd’hui disparus. En montrant du doigt un endroit comme si nous allions voir, Farouk nous indique que ce passage était protégé par les gendarmes mobiles, moins favorables que d’autres forces françaises à l’OAS. Je me souviens que Chastonay son équipe avait trouvé un soutien précieux dans une ville qui sombrait dans le chaos auprès des gendarmes du général Himbert : « Ces gendarmes sont les seuls à aider les musulmans dans la mesure du possible. Mais les européens les haïssent et l’OAS a condamné à mort le sdt Himbert. » Ils sont installés au lycée Ardaillon où ils ont été visés par plusieurs attentats OAS à la voiture piégée.

Plus tard je suis retournée à pied, seule, pour localiser l’immeuble sur ma carte [il faut être un peu obsessionnel pour faire ce métier, vous l’avez compris.] J’ai échoué : ne sachant pas de quel côté de la voie ferrée il était, je suis mal partie, il faisait trop chaud et j’ai abandonné pour cette fois. Surtout, j’ai très vite perdu « mon » immeuble de vue en marchant. Il y avait toujours un mur, un immeuble, des arbres pour m’en protéger. Comme quoi, ces alignements parfaits sont rares, en fait, qui permettent aux tireurs de faire « des cartons » sur les civils. Et ils créent une géographie que ceux qui l’ont expérimentée n’oublient jamais, avec des passages protégés, des barrages et des zones de danger qu’il faut bien franchir pour vivre.

En marchant dans el-Hamri, il n’est pas question que de l’époque de l’OAS. On apprend d’autres détails de la vie de ce quartier très populaire, où certains vivaient à l’époque dans de simples baraques. Très tard encore, les maisons étaient dénuées d’eau courante ; on allait chercher aux fontaines des deux ou trois places du quartier une eau saumâtre, mais on pouvait aussi acheter de l’eau claire à des saqiât qui la ramenaient de Ras al-Ain, à Sidi al-Houari ; des vidangeurs venaient aussi récupérer les eaux usées car il n’y avait pas d’égout, et que les rues n’étaient pas goudronnées, et le sol très sale.

Nous sommes invités à prendre le café chez des cousins de Farouk. Dans la cour du haouch, sous les arbres, Fadela Zeddour Mohammed-Brahim nous raconte ses souvenirs de l’un de ses frères, Belkacem, arrêté par les Français dès l’insurrection et n’est jamais revenu. Je découvre un héros oranais dont je ne savais rien, que j’ai retrouvé plus tard évoqué dans la salle du Musée Ahmed Zabana consacrée à la colonisation et à la guerre. Comme on ignore où se trouve son corps, ce jour-là, on évoque encore la recherche des morts après l’indépendance.

http://forumdesdemocrates.over-blog.com/2015/12/oran-hommage-a-zeddour-brahim-kacem-premier-etudiant-martyr-de-la-glorieuse-revolution-de-novembre.html

http://lavoixdesidibelabbes.info/histoire-il-y-a-58-ans-etait-assassine-kacem-zeddour-mohamed-brahim-itineraire-dun-genie-par-mr-senni-mohammed/

Fadela raconte aussi la dernière période de la guerre, la maison partagée avec d’autres familles réfugiées dans le quartier pour fuir la violence, les armes cachées dans la maison, et en montrant les toits au dessus de nous, la surveillance mise en place pour éviter les incursions de l’OAS dans le quartier. En parlant, on nous montre du doigt les toits qui dominent la cour. Le 28 février, deux voitures piégées avaient explosé à Mdina Jdida faisant des dizaines de morts. Les veilleurs sur le toit étaient donc dotés de casseroles pour sonner l’alerte en cas d’intrusion. Les anecdotes qu’on nous racontent se déroulent autour de nous.

Curieusement, nous refaisons la même expérience d’une histoire en 3D en visitant le quartier de Sidi el-Houari, où il est encore question de 1962 et de l’OAS. Cette fois, c’est Laïd Bouzza qui nous fait visiter son quartier. Sidi el-Houari, c’est assez différent d’el-Hamri : c’était un quartier « européen ». Mais en 1962, alors que le départ des « Européens » se précipite à partir de mai et juin, d’autres habitants sont venus d’installer dans les maisons abandonnées. Du coup, nous explique Laïd, la rue de la Veille Casbah en hauteur du quartier, est devenue algérienne dès la période transitoire. A l’endroit où nous sommes, un café (algérien) avait ouvert sur une toute petit placette. Un jour, une femme a été abattue devant ses yeux par un snipper usant de balles explosives. De la main, il indique des immeubles dans l’enfilade de la rue, de l’autre côté du vallon. Encore une fois, c’est le choc de saisir l’espace de la guerre.

Sidi el-Houari, juillet 2018, rue de la Vieille Casbah ©Malika Rahal.
Sidi el-Houari, juillet 2018, rue de la Vieille Casbah ©Malika Rahal.

Chacun des attentats raconté par ces témoins devrait faire l’objet d’une étude à part entière pour en confirmer l’existence et les circonstances exactes, pour ne pas être victime de rumeurs ou de souvenirs déformés. Mais en attendant, il y a bien une vérité des lieux : lorsqu’en circulant dans la ville d’aujourd’hui les témoins se tournent tout à coup pour pointer l’alignement parfait jusqu’à un immeuble situé à plusieurs centaines de mètres, ils se souviennent de leurs appréhensions, des limites à leur circulation, des morts d’alors aussi. Pointant une direction, ils ouvrent une perspective et la ligne de tir apparait clairement. La géographie de 1962, ne consiste pas seulement à tracer sur la carte les quartiers algériens et les quartiers français, les barrages et les barbelés qui entourent les quartiers, les mouvements de population, les quartiers qui se vident puis se reremplissent. C’est aussi cette vision tridimensionnelle, qu’on ne peut acquérir qu’en marchant et restituer qu’en images.

Cette étrange géographie tridimensionnelle de la peur et du refuge est une géographie vécue qu’il faut parcourir à pied, avec les témoins pour les voir la redessiner devant nos yeux.

  1. NARA, Department of State archives, RG59, box 1804, Airgram of Consulate in Oran, Year-end review, Jan. 12, 1963.