L’étude des mobilisations politiques au Maghreb et au Proche-Orient depuis le tournant 2010 démontre, s’il en était besoin, les limites des analyses économistes. Comme ailleurs, la pauvreté et des conditions de vie économique détériorées (ici, notamment du fait des effets des ajustements structurels des années 1990, puis de la crise économique des années 2000) ne produisent pas mécaniquement de la révolte ou de la protestation collective. D’une part, le caractère « bread and butter » des revendications de certains mouvements ne relègue pas ceux-ci à des formes spasmodiques, réactionnelles et immatures d’expression politique mais traduisent bel et bien la formation de consciences politiques et collectives.
D’autre part, la sociologie de ces mobilisations s’avère particulièrement complexe. Elle engage à prendre au sérieux la parole et les pratiques d’acteurs jusqu’alors considérés comme subalternes, peu audibles, peu visibles, mais aussi les ressources inégales engagées dans les revendications collectives. L’un des intérêts de l’observation comparée des scènes publiques contemporaines dans la région est précisément que celles-ci, derrière des slogans, souvent rendus unitaires après des opérations de cadrage, sont le théâtre politique de coalitions d’acteurs aux conditions sociales et économiques variées, qui transparaissent d’ailleurs dans d’autres slogans, pour la plupart localisés ou sectorisés. Elles appellent à discuter leur cartographie sociale, les dynamiques de déclassement et de mobilité qui peuvent les sous-tendre, les attentes qu’elles suscitent, les inégalités qu’elles consacrent.
L’objectif de ce colloque, organisé à Beyrouth dans le cadre du programme WAFAW (ERC), est de contribuer de façon critique à un débat sur un angle peu exploré des « crises politiques » de la région, celui de leurs sous-sols socio-économiques, à partir d’enquêtes et de corpus originaux. Il s’agira de mieux comprendre comment les sociétés politiques arabes, iraniennes, turques, etc., observées, sont travaillées par des processus à la fois très singuliers (le poids par exemple du pétrole, de l’économie des migrations ou encore d’économies de guerre), mais également propres à une mondialisation inégalitaire des échanges. Comment (et non pourquoi) l’économie joue-t-elle dans ces dynamiques politiques : comment les mobilisations et contre-mobilisations s’articulent-elles dans des dispositifs de distribution et d’échanges historiquement construits par des politiques publiques et/ou par des interdépendances localisées ou clientélistes ? Comment se conjuguent les langages de l’identité, du politique et de l’injustice ou de la domination économique et sociale ? Comment comprendre l’économie des mobilisations, qu’elles soient pacifistes ou armées, apparemment « matérielles » ou plus « immatérielles », protestataires, légitimistes ou « contre-révolutionnaires » ?
Nous souhaitons conduire cette réflexion au croisement de trois domaines de recherches rarement associés : celui d’une histoire des idées et des grammaires de la justice économique et sociale ; celui d’une sociologie économique de la captation et de la redistribution ; celui d’une sociologie politique des économies morales de la protestation (ou… de la « contre-révolution »). Dans la région, l’accent a en effet essentiellement été mis sur les effets inhibiteurs d’économies dites de rente ou de clientèle sur les politisations. Au contraire notre ambition est d’analyser comment dans ces contextes, le politique peut être produit et producteur d’antagonismes de ressources, érigés par la protestation en injustices et vecteurs d’identifications collectives.
How economics matter? Les propositions de contributions s’inscriront dans ce cadre problématique, à partir de leurs terrains ou corpus respectifs, en abordant notamment les questions suivantes :
Panel 1 : Nouvelles formes de l’accumulation, nouvelles ressources politiques ? Tycoons, réfugiés et combattants dans l’économie des révolutions.
Dans quelle mesure les mobilisations récentes ont-elles affecté les processus et les formes de l’accumulation économique ainsi que ses modes de représentation, voire de prestige social ? Dans quelle mesure en sont-elles le reflet ? Quelles sont les « nouvelles » figures de l’accumulation, depuis le tycoon industriel, en passant par le chef de guerre, l’entrepreneur en exil, l’entrepreneur de « l’islam de marché » ou encore l’investisseur étranger ? En privilégiant des contributions basées sur des études localisées et des portraits d’acteurs, les contributions pourraient discuter des questions suivantes :
- Les processus et les structures de l’accumulation – et des économies morales qui les structurent – ont-ils été transformés ? Comment évoluent les règles du marché, de l’échange et de la distribution, dans leurs aspects institutionnels, mais aussi dans leurs dimensions pratiques ? Comment l’activité économique est-elle concrètement maintenue, négociée et développée en temps de crise ? Quelles logiques d’accumulation et de distribution spécifiques aux situations de révolte, de guerre et de déplacement humain ?
- Comment les modes de représentation des intérêts économiques en ont-ils été affectés ? Comment se positionnent et « entrent en politique » des acteurs de l’économie ? Comment se convertissent les capitaux des champs politique et économique ?
- Comment les formes et les modalités de circulation du capital se transforment-elles ? Deux formes de circulations interdépendantes semblent pertinentes : la circulation du capital (notamment provenant du Golfe) et celle des personnes (comme les réfugiés et expatriés). Comment les trajectoires de circulation ont-elles été modifiées ? A quels enjeux de concurrence économique et géopolitique ces circulations se rapportent-elles ?
Panel 2 : Revendiquer dans des relations inégalitaires : la redistribution clientéliste vecteur d’inhibition ou de protestation ?
Cette réflexion amène à réactualiser des travaux sur le clientélisme dans la région. Ceux-ci ont longtemps été d’une part plus affirmés que documentés, et d’autre part associés à l’hypothèse d’un faible degré de politisation de ces sociétés. Le clientélisme a été étudié soit pour expliquer l’apparente faiblesse de la résistance aux autoritarismes, soit pour justifier l’adhésion à des mouvements islamistes, l’action de bienfaisance et les réseaux de clientélisme de ces derniers étant présentés comme des ressources essentielles de mobilisation (plutôt, par exemple, que leur corpus idéologique). Face aux pistes stimulantes proposées par une série de travaux récents sur l’économie morale des relations de clientèle, nous appelons les contributeurs à discuter comment les interdépendances au quotidien qui tissent les relations de clientèle, ne jouent pas exclusivement comme des dispositifs d’assujettissement, mais au contraire, peuvent fonder des revendications et accompagner des récits collectifs relatifs à la justice sociale ou politique.
Panel 3 : Les mutations des mondes du travail, précarité et productivisme : un observatoire de nouvelles résistances et protestations ?
Une troisième catégorie de contributions attendues prêtera attention à des mouvements dans les mondes du travail, sous tension et en profondes mutations, souvent passés inaperçus du fait de leur faible portée, contenus dans des espaces de production, peu médiatisés face à des causes « plus nobles », moins « matérielles » (ainsi en était-il par exemple, avant les révolutions, des mobilisations en 2006/2008 dans le bassin minier de Gafsa en Tunisie, du Sud Jordanien ou dans le Delta du Nil en Egypte). Nous souhaiterions par-là questionner l’intérêt et les limites des travaux sur les « sans voix » ou les « sans droits ». Les revendications ouvrières, industrielles, professionnelles, que l’on entend s’exprimer mezzo vocce notamment depuis la crise de 2008, doivent-elle être comparées à des « interpellations plébéiennes » ou « insurrectionnelles » ? Comment rendre compte de l’inflation sur le terrain, de grammaires de protestation qui s’articulent autour des registres de la justice et de l’injustice ? Comment se combinent dans et hors de l’espace de travail différents registres de protestations qui ne peuvent être réduits à leur matérialité ou immatérialité ? Que l’on ne peut réduire non plus à une alternative entre revendications socio-économiques ou revendications identitaires? Ni à l’instrumentalisation de lumpenprolétariat par des groupes politiques concurrents (hier les mouvements nationaux, derrière l’impératif unitaire, aujourd’hui, des mouvements islamistes derrière le mot d’ordre anti-impérialiste) ?
Il s’agit non seulement de remettre dans l’analyse ces luttes « au travail », souvent localisées, sectorisées, mais également d’interroger leur articulation à d’autres formes d’agir et de lutter en politique.
Panel 4 : Quelles économies du vote ? Échanges et politisations
Une quatrième série de contributions pourraient explorer les « sous-sols socio-économiques » des mobilisations électorales récentes (ou plus anciennes, lorsque les sources sont disponibles), en prenant le parti de déconstruire les oppositions entre vote de conviction/ vote clientéliste, relation de loyauté/transaction matérielle, mais également entre élections compétitives et démocratiques/ élections non-compétitives et autoritaires. D’une part, les pratiques clientélaires s’accompagnent de formes de politisation et d’évaluation morale qui conditionnent fortement l’acceptabilité sociale des échanges. D’autre part, au-delà de la transparence du jeu électoral, c’est la compétition économique inégalitaire qui est l’un des ressorts puissants de la (non-)compétitivité électorale. Plus précisément, les différents papiers pourront porter sur les questions suivantes :
- Comment analyser les pratiques décrites et surtout dénoncées comme relevant de « l’achat de voix » ? Il s’agira de montrer la variabilité de ce qui est, ou non, labellisé et appréhendé comme « achat de voix » par les acteurs : comment des transactions matérielles similaires peuvent-elles faire l’objet d’évaluations morales différentes ? Comment l’économie du vote s’insère-t-elle dans des économies locales plus larges ? Les « clients » sont-ils toujours aussi dépourvus et vulnérables qu’il y paraît ?
- Quels rapports entre les différents « redistributeurs » de l’espace local, mais aussi entre les « récepteurs » et les « spectateurs » (ceux qui assistent à ces transactions sans y prendre part directement) sont mis en jeu dans les élections ? Comment ces rapports sont-ils modifiés par les reconfigurations des scènes politiques après 2010 ?
- Quelles dynamiques économiques globales enserrent les processus électoraux ? En quoi les économies du vote s’articulent-elles aux économies politiques nationales ? Du côté des entrepreneurs du vote, quelles sont les ressources mobilisées dans la campagne électorale, sur quels réseaux de financement/dispositifs publics de redistribution s’appuient-ils et quelles contraintes (notamment légales) rencontrent-ils ?
Panel 5 : Welfare State/Warfare State : quelles (ré)allocations des ressources ?
Depuis 2011 plusieurs pays sont, pour des raisons différentes et suivant des temporalités diverses, en situation de guerre. Parmi leurs régimes, certains affichaient un projet (socialiste ou non) de redistribution. D’autres, non protecteurs ou peu protecteurs (comme le Yémen), ont connu le même sort et se sont partiellement effondrés. Pour autant, la destruction des infrastructures et la transformation radicale des conditions quotidiennes d’existence n’empêchent pas les populations locales de fournir des efforts permanents de (re)construction. L’émergence de dispositifs inédits ou jusqu’alors ignorés, et le développement d’une économie de guerre fortement basée sur la contrebande et des outils financiers internationalisés doivent désormais être prises en compte. Comment, dans ces contextes les institutions sociales, autrefois source de légitimation de régimes autoritaires, sont-elles (trans)formées ? Quelles (re)conversions et (ré)allocations des ressources, matérielles et symboliques peut-on dès lors observer ? Comment les pratiques économiques accompagnent-t-elles, voire nourrissent-elles, l’effort de guerre et vice versa ? Quelles
géographies économiques et sociales se dessinent dans ces sociétés en conflit ? Quid, enfin, du rôle d’une économie « internationale », portée aussi bien sur l’aide humanitaire que sur le militaire, sur ces économies locales et sur ces États en délitement ?
Panel 6 : Islam, capitalisme et altermondialisme : quelles nouvelles lectures ?
Il s’agirait dans ce panel d’analyser le rôle et le contenu d’idéologies économiques avant, pendant et après les soulèvements arabes de 2011. Dans quelle mesure les visions idéologisées de l’économique ont-elles contribué à la formulation d’espoir et de projections à même de nourrir la mobilisation politique au sein des différents mouvements de contestation comme des régimes en place ? Les contributions attendues chercheront à comprendre combien et comment les mouvements de contestation se sont appropriés des matrices doctrinales économiques afin d’alimenter et de charpenter un programme économique alliant conviction et responsabilité. Ou, au contraire, elles pourront s’interroger sur la reproduction d’orientations économiques anciennes par des acteurs se revendiquant pourtant d’un modèle économique alternatif, que cela soit dans un versant « socialiste » et développementaliste ou dans celui de « l’économie islamique ». Ce sera l’occasion de dresser un bilan des projets et programmes économiques mis en avant en essayant de comprendre pourquoi les doctrines économiques alternatives au mainstream libéral restent finalement marginales au cours des soulèvements arabes, alors même que les mouvements de protestation originaires portaient un certain nombre de revendications économiques et sociales. Les observations de terrain pourront utilement être analysées à l’aune de l’histoire des idées. De même qu’une approche comparatiste entre les différents courants intellectuels impliqués (frères musulmans, gauches, autres…) sur divers terrains d’études (pays arabes et non-arabes) permettront de faire des rapprochements ou des distinctions à même d’aider à la lecture économique de ces soulèvements. Dans ce cadre, l’étude des modèles économiques alternatifs, portés par des forces politiques, mais aussi associatives et syndicales, au Maghreb comme au Moyen-Orient, devra aussi s’interroger sur la manière dont elles répondent, ou non, à des débats économiques plus globaux (altermondialisme, économie solidaire, développement local, micro-crédits, etc.).
Organisateurs
- Amin Allal (CERAPS/WAFAW) : amin.allal@univ-lille2.fr
- Myriam Catusse (Ifpo/WAFAW) : mcatusse@hotmail.com
Comité scientifique du colloque
Amin Allal (CERAPS/WAFAW), Myriam Catusse (Ifpo/WAFAW), Nicolas Dot-Pouillard (Ifpo/WAFAW), Julien Pélissier (IREMAM/WAFAW), Laura Ruiz De Elvira (IREMAM/WAFAW), Marie Vannetzel (CERI/WAFAW), Dilek Yankaya (IREMAM/WAFAW).
Consignes
Les propositions seront envoyées en fichier Word aux deux organisateurs et comprendront un titre et un résumé ne dépassant pas 6000 signes, bibliographie comprise.
Elles seront attachées à un courriel spécifiant clairement les noms, prénoms, affiliations scientifiques et institutionnelles du ou des auteurs, le titre de la communication ainsi que le panel où l’auteur souhaiterait intervenir.
Calendrier
- Date limite de soumission des propositions : 18 avril 2016
- Réponse du comité scientifique : fin avril 2016
- Livraison des textes (maximum 40 000 signes) : Lundi 5 septembre 2016
- Colloque : 12-14 octobre 2016, Beyrouth