En 2023, la politique scientifique française souffre d’une contradiction devenue insupportable entre les injonctions que nous adressent nos différentes tutelles pour développer des projets et accroître nos collaborations à l’international, et les barrières qui se multiplient dès lors que nous invitons collègues et étudiants ou étudiantes d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie à se déplacer en France.
Nous dénonçons une incompatibilité de plus en plus forte entre politique scientifique et politique des visas, restreignant – pis : empêchant – la mobilité internationale de nos partenaires académiques, au risque d’un véritable décrochage de la recherche française. Face à des demandes restées lettre morte ou à des refus de visas incompréhensibles, nous voyons monter un profond ressentiment chez beaucoup de nos partenaires, pouvant aller jusqu’au boycott de toute coopération avec le monde académique français.
Une de nos principales missions, en tant que réseaux scientifiques sur ces aires, est de servir d’interface entre la recherche française et la recherche étrangère. Il est de notre devoir d’alerter sur cette situation qui menace nos collaborations et l’attractivité de nos universités et laboratoires. Alors que la nécessité de « changer de méthode » a été reconnue, que les enjeux de la francophonie sont régulièrement évoqués, nos collègues et étudiantes ou étudiants éprouvent des réalités contraires.
Des démarches de plus en plus longues et complexes
Comment pouvons-nous, dans ces conditions, continuer à miser sur la capacité de la France à faire entendre la voix de ses chercheuses et chercheurs dans le monde, et à poursuivre un dialogue à parts égales avec nos collègues des autres continents ?
Nous avons entrepris de rassembler des témoignages de chercheurs, universitaires et doctorants en demande de visas dans les consulats de France, de Tanger à Cape Town, de Dakar à Nairobi, de Lagos au Caire, et jusqu’à Pondichéry et Tokyo. Le constat est sans appel : de multiples expériences malheureuses, absurdes, voire humiliantes, nous sont parvenues. Il nous pousse aujourd’hui à interpeller, à travers nos tutelles, les ministères responsables. Les démarches de demande de visa sont de plus en plus longues, complexes et déléguées à des platesformes d’entreprises privées auxquelles nombre de consulats ont sous-traité une partie de la gestion des demandes.
Etre mis sur un pied d’égalité
Ces entreprises sont perçues localement par nos interlocuteurs comme de « sinistres prestataires » et elles alimentent des soupçons de corruption. Elles augmentent le coût de la demande qui est supporté par les intéressés, sans aucune garantie de succès. La liste des pièces à fournir dépasse parfois le cadre légal et les refus sans justification sont nombreux.
La France dispose de réseaux remarquables d’établissements de formation et d’instituts de rechercheà l’étranger. Et les relations de confiance nouées entre les autorités consulaires françaises et les directions de ces établissements permettent, heureusement, de dénouer un certain nombre de situations.
Mais ces coupe-file ou ces passe-droits, fondés sur des relations personnelles, créent de la dette et de l’obligation, là où nos collègues, de même que les étudiantes et étudiants, entendent être reconnus et traités sur un pied d’égalité avec leurs collègues français ou exerçant en France.
Une position contraire à une politique responsable d’accueil
Dans nos laboratoires, nous imaginons des solutions, nous interpellons nos réseaux personnels.
Nous y passons du temps, nous rédigeons des lettres de soutien et des courriers, au détriment de nos missions de recherche… Ces bricolages ne sont plus acceptables.
Même si nous mesurons tous les enjeux de la délivrance des visas, notre position nous conduit au constat d’une triste certitude : cette politique a d’ores et déjà terni l’image de la France dans un marché de l’éducation et de la recherche devenu extrêmement concurrentiel au niveau mondial. Le filtrage sans fin des demandes de visa s’apparente davantage à une politique de l’inimitié (comme le dirait l’historien Achille Mbembé) qu’à une politique responsable d’accueil, condition de toute relation humaine et scientifique. Enfin, l’âge des publics captifs et des « clients » est révolu et il est temps que nous en prenions acte.
Cette situation nous impose de travailler avec les pouvoirs publics à l’élaboration d’une politique des visas et des titres de séjour scientifiques.
Redonner de la visibilité à la France
Nous souhaitons pouvoir accueillir facilement en France nos partenaires, qu’ils ou elles soient dans la recherche ou en cours d’études, à l’occasion de colloques, de congrès internationaux, de soutenances de thèse ou de séjours d’études plus longs, pour des parcours de master, de doctorat ou postdoctorat. Nous souhaitons pouvoir continuer à élaborer avec elles et eux des projets de recherche internationaux. Seule la mise en place d’une procédure adaptée permettrait de travailler et d’inviter nos collègues en toute sérénité. Nous tenons à alerter solennellement nos tutelles, les pouvoirs publics et nos concitoyens sur la nécessité de lever ces entraves à la circulation.
Nous demandons une politique des visas pour l’ensemble des collègues et étudiants qui composent nos communautés de travail, d’où qu’ils ou elles viennent. Redonner de la visibilité à la France sur la scène de la recherche mondiale est à ce prix.
Les signataires :
- Fréderic Abécassis, ENS de Lyon, directeur du GIS (groupement d’intérêt scientifique) Moyen-Orient et mondes musulmans ;
- David Ambrosetti, CNRS, LAM, directeur adjoint du GIS Etudes africaines en France
- Sandra Aube Lorain, CNRS, CeRMI, directrice de l’unité CNRS Etudes aréales (UAR 2999)
- Pierre Boilley, CNRS IMAF, membre du GIS Etudes africaines en France
- Choukri Hmed, université Paris-Dauphine, directeur adjoint du GIS Moyen-Orient et mondes musulmans
- Stéphanie Lima, INUC Albi-LISST, directrice adjointe du GIS Etudes africaines en France
- Élise Massicard, CNRS, CERI, directrice adjointe du GIS Moyen-Orient et mondes musulmans
- Marielle Morin, CNRS, responsable de la coopération internationale des GIS Asie, Etudes africaines en France, Moyen-Orient et mondes musulmans
- Hervé Pennec, CNRS, IMAF, directeur du GIS Etudes africaines en France
- Aurélie Varrel, CNRS, Cesah, directrice du GIS Asie.
Les GIS (groupement d’intérêt scientifique) Asie, Etudes africaines en France, Moyen-Orient et mondes musulmans sont des réseaux scientifiques regroupés au sein de l’UAR 2999 Etudes aréales du CNRS.