Organisée par le Groupe d’Intérêt Scientifique Moyen-Orient et Mondes Musulmans (GIS MOMM) et l’Institut Français d’Études Anatoliennes (IFEA), avec la participation d’Istanbul Policy Center (IPC) et de l’Institut Français d’Études sur l’Asie Centrale (IFEAC).
Objectifs et programme de l’école :
Du 13 au 17 juin, l’IFEA et le GIS MOMM ont réuni à Istanbul une dizaine de chercheur.se.s et doctorant.e.s spécialisé.e.s sur les questions patrimoniales et environnementales dans les aires turque, centrasiatique, kurde, ottomane et post-ottomane. Le but était de nourrir l’état de la recherche sur le patrimoine et l’environnement en réfléchissant aux synergies possibles entre ces concepts et entre disciplines. Les participant.e.s relevaient en effet de nombreuses disciplines (sociologie, science politique, anthropologie, géographie, urbanisme, histoire, architecture) et mobilisaient des outils, des pratiques et des approches différentes. La diversité des prismes d’analyse a prodigué des enrichissements mutuels originaux et de nouvelles pistes de recherche liées à la pluridisciplinarité.
La semaine proposait plusieurs formats d’activités : huit sessions assurées par les chercheur.se.s invité.e.s à l’IFEA et dans les locaux d’IPC, des présentations de thèses en cours, suivies de discussions, et deux excursions urbaines dans les périphéries et centralités d’Istanbul. Une session d’accueil et une session publique de conclusion sont venues encadrer cette semaine riche en échanges.
Déroulé de la semaine :
Session d’accueil
Au cours de cette session, Elise Massicard (directrice adjointe du GIS MOMM) et Bayram Balcı (directeur de l’IFEA) ont présenté les institutions partenaires et les conditions ayant mené à l’organisation de cette école doctorale. La volonté du CNRS de soutenir les études aréales a permis de créer des Groupes d’Intérêts Scientifiques qui sont intrinsèquement interdisciplinaires. Par ailleurs, les écoles doctorales servent bien le décloisonnement des recherches par l’identification de thématiques porteuses, comme celles du patrimoine et de l’environnement. Au sein de l’IFEA, le fonctionnement par pôles (Archéologie, Histoire, Études contemporaines) fait aussi du patrimoine une thématique importante. Ayant souhaité la bienvenue à tou.te.s, et rappelant que ce sont les jeunes chercheur.se.s et les partenariats qui font progresser la recherche, Bayram Balcı a ouvert un tour de table invitant les chercheur.se.s, doctorant.e.s et autres auditeur.rice.s à se présenter :
- Julien Boucly : post-doctorant au GIS MOMM, son travail porte sur le programme du patrimoine mondial de l’UNESCO en Turquie avec une approche de science politique.
- Hawa Bara : doctorante en géographie à l’Université d’Angers, elle est écologue de formation et travaille sur le végétal à Alger pendant les périodes ottomane, coloniale et contemporaine.
- Mustafa Çelebi : doctorant en histoire et urbanisme à l’Ecole d’architecture de l’université de Grenoble, il écrit une thèse sur l’histoire de Safranbolu, Tokat et Van à travers les jardins et la gestion de l’eau.
- Soumaya Kersenna : doctorante en architecture à l’Université Constantine 3, elle analyse des projets d’architectures néo-vernaculaires en Algérie.
- Alice Moret : doctorante en géographie à l’ENS de Lyon, elle étudie la production de la ville ordinaire et les infrastructures de transport sur les rives du Bosphore.
- Matthieu Gosse : doctorant en histoire à l’Université Gustave Eiffel, il travaille sur les présences étrangères dans les villes de Diyarbakır et Harput et les relations inter-confessionnelles.
- Marguerite Telades Denantes : doctorante en sociologie à l’EHESS, elle travaille sur le nouvel aéroport d’Istanbul, les critiques et résistances écologistes, sociales et locales suscitées par sa construction.
- Verda Kimyonok : inscrite en année préparatoire au doctorat en anthropologie à l’EHESS, elle travaille sur les pratiques patrimoniales et mémorielles des communautés alaouites du Hatay.
- Makbule Tur Ayan : doctorante en histoire à l’EHESS, elle étudie la construction d’un islam national au Kazakhstan et ses enjeux politiques.
- Sarah Guerfi : doctorante en histoire à l’Université de Strasbourg, elle travaille à partir d’une source manuscrite sur le nationalisme assyro-chaldéen.
- Muriel Girard : enseignante-chercheuse à l’Ecole d’architecture de Marseille, ses recherches portent sur les dynamiques de patrimonialisation et de recompositions sociales et territoriales.
- Clément Vallet : étudiant en Master 2 et stagiaire de l’IFEA, il travaille sur la diplomatie du patrimoine.
D’autres participant.e.s sont intervenu.e.s au cours de la semaine :
- Jean-François Pérouse, enseignant-chercheur en géographie à l’Université Toulouse 2.
- Agathe Fautras, doctorante en géographie à l’Université de la Sorbonne.
- Julie Gaillet, étudiante en master d’urbanisme à l’Université de Montréal.
- Gabriel Doyle, docteur en histoire diplômé de l’EHESS.
- Anna Zadrożna, post-doctorante en anthropologie et boursière de Istanbul Policy Center.
- Adrien Fauve, enseignant-chercheur en science politique et directeur de l’Institut français d’études sur l’Asie centrale.
- Martine Assénat, enseignante-chercheuse en histoire antique à l’Université Montpellier 3.
- Sinan Erensu, enseignant-chercheur en sociologie à Boğaziçi Üniversitesi
Session 1 : « Les sciences du patrimoine : en quêtes de disciplines et de synergies », Julien Boucly
Dans cette première session, Julien Boucly a évoqué le positionnement du chercheur et ses choix lorsqu’il tente de traduire ou adapter dans d’autres contextes les mots et concepts de la littérature francophone sur le patrimoine. Il a insisté sur l’équilibre à trouver entre la pluridisciplinarité privilégiée par la recherche par projet et la nécessité pour les jeunes chercheurs d’inscrire leur travail dans une discipline. Dans son travail en cours sur Diyarbakır (Turquie), Julien Boucly montre les synergies et clivages éventuels entre les deux catégories d’action publique « patrimoine » et « environnement ».
Session 2 « Les ressorts locaux dans la construction du patrimoine et de l’environnement », Jean-François Pérouse
Pour cette deuxième session, Jean-François Pérouse a repris les concepts de patrimoine et d’environnement, soulignant les risques de notions “fourre-tout”, afin d’entreprendre une déconstruction d’un certain nombre de préjugés. Il a notamment remis en cause l’évidence communément admise d’une association du patrimoine aux valeurs d’ancienneté et d’authenticité. Trois référentiels sont convoqués pour analyser les actions patrimoniales et environnementales dans les pays musulmans : le référentiel religieux, le référentiel national et l’attention aux citadinités. Tandis que les deux premiers peuvent rapidement dériver sur de l’essentialisme et négliger la pluralité des identités, le dernier n’est pas toujours privilégié car les initiatives de mise en patrimoine qui en relèvent se font à l’échelle micro-locale. Si elles sont discrètes ou banales et peuvent échouer, ces patrimonialisations révèlent des enjeux politiques, sociaux, identitaires ou mémoriels et méritent l’intérêt du chercheur.
À l’inverse, la patrimonialisation est parfois totalement imposée « par le haut », avec des interventions urbaines d’ampleur pour créer un nouveau sentiment d’appartenance, lié au référentiel national et religieux, comme l’a montré Makbule Nur Ayan dans sa contribution relative au cas de Turkestan et de l’islam national turco-kazakh.
Excursion urbaine du 14 juin, organisée par Agathe Fautras et Julie Gaillet
Au cours de l’excursion urbaine organisée par Agathe Fautras, Julie Gaillet et Julien Boucly[1], les participant.e.s de l’école doctorale se sont d’abord rendus à la “Vallée de la vie” (Yaşam Vadısı) de Beylikdüzü, projet d’aménagement dont on a pu observer des logiques parfois plus politiques qu’écologiques – notamment lorsque l’équipe de communication municipale entreprit de promouvoir son projet par la réalisation d’un film documentaire sur notre visite.
Au Kültür Park de Büyükçekmece, la réflexion s’est déplacée sur les figures historiques ottomanes qui tendent à devenir politiquement consensuelles lorsqu’elles sont érigées en patrimoine national.
Enfin, la visite de la mosquée de Sancak, innovation architecturale ultra-moderne à visée artistique, a fait découvrir une nouvelle façon d’appréhender la construction d’édifices religieux, bien loin du modèle architectural néo-ottoman des mosquées inaugurées par le gouvernement du Parti de Justice et du Développement (AKP).
[1] La thématique de l’excursion école doctorale coïncidait en partie avec le thème “Eau, risques et catastrophes” du cycle d’excursions de l’Observatoire Urbain d’Istanbul dirigé par Agathe Fautras, Julie Gaillet et Alice Moret
Photographie n°1 : Présentation de la « Vallée de la Vie » par Agathe Fautras, sous l’œil des responsables de la communication municipale (Source : Julien Boucly)
Photographie n°2 : Visite du « parc culturel du pont Mimar Sinan » avec un guide de la mairie de Büyükçekmece (Source : Julien Boucly)
Session 3 : « Patrimoines en crises et biens communs à l’ère de l’anthropocène », Muriel Girard
À l’appui de divers théorisations (Jean-Louis Tornatore, Rodney Harisson, etc.), Muriel Girard a exposé la nécessité de repenser la notion de patrimoine et de heritage, dont les sens et les implications sont transformées par les enjeux environnementaux à l’ère de l’anthropocène. Il ne s’agit pas ici de définir un nouveau patrimoine mais d’ouvrir la possibilité à une diversité de conceptions et d’approches de patrimonialisation liées aux différentes régions du monde.
Les contributions de Mustafa Çelebi et Soumayara Kersenna, sur la ville de Van (Turquie) développée aux abords du lac éponyme et sur les valeurs environnementales et sociales de l’architecture néo-vernaculaire en Algérie, ont permis de poursuivre la discussion sur les porosités, souvent négligées, entre recherches relatives au patrimoine et à l’environnement.
Session 4 : « Pluralité confessionnelle et juridique dans l’espace (post-)ottoman : varier les sources, les acteurs et échelles d’analyse », Gabriel Doyle
Gabriel Doyle a présenté son intérêt pour les « traces de l’histoire du XIXe siècle dans le bâti contemporain », exposé qu’il a pu développer à l’issue de la session par une excursion dans le quartier de Şişli. Sa lecture des archives in situ a pu donner du sens à notre observation des lieux d’activités passées des différentes communautés confessionnelles.
Les résultats de ses recherches mêlant histoires locale, environnementale et globale à Istanbul ont trouvé un écho dans les contributions des historiens Matthieu Gosse et Sarah Guerfi concernant Harput, Diyarbakır et le Tur Abdin. La discussion a permis d’évoquer les écueils de patrimonialisations qui définissent les monuments religieux presque uniquement par leur fonction religieuse, alors que ceux-ci relèvent aussi de fonctions civiles et sociales. On a aussi souligné que l’archive, témoin qui alimente la signification du patrimoine, peut constituer en elle-même un bien patrimonial pour une communauté (ici, spécifiquement pour la diaspora assyro-chaldéenne).
Photographie n°3 : Lecture d’archive par Gabriel Doyle dans le quartier de Şişli (source : Julien Boucly)
Session 5 : « Les lieux comme objets d’études en sciences sociales : approches plurielles », Adrien Fauve
Cette session a donné lieu à un travail collectif sur les différentes notions utilisées pour qualifier la spatialité : le lieu, la localité, l’endroit. Adrien Fauve a notamment souligné l’importance de rappeler que les doctorants doivent aussi se féliciter, au-delà de la visée théorique de leurs recherches, de documenter une localité et de contribuer concrètement à la compréhension d’une aire culturelle spécifique.
Cette réflexion géographique et politique a permis d’ouvrir une discussion sur les implications du caractère multi-scalaire (localité d’Antakya, région du Hatay, territoire turc) de la recherche entreprise par Verda Kimyonok. Son analyse des projets patrimoniaux de la communauté alaouite exige peut-être de distinguer projets urbains et pratiques rurales et d’interroger les projets communautaires au regard des dynamiques de construction nationaliste de l’Etat turc, observables dans des politiques locales autant que nationales.
Session 6 : « Cities as Spaces of More-than-human Conviviality: Between Multi-species Research and Policy Recommendations for Green Future(s) », Anna Zadrozna
Cette session s’est déroulée dans les locaux d’Istanbul Policy Center, où Anna Zadrozna a présenté comment un dépassement du clivage entre êtres humains et non-humains permettait de mieux souligner leurs interactions et interdépendances. L’anthropologue a pu illustrer les implications de sa démarche théorique en abordant la « Vallée de la vie » de Beylikdüzü, découverte avec l’ensemble des participant.e.s lors de l’excursion urbaine, en portant une attention particulière sur les rapports au végétal induits par l’aménagement de la mairie.
La contribution d’Hawa Bara sur les jardins d’Alger à l’époque ottomane et la discussion qui l’a suivie ont mis en évidence l’intérêt de croiser des connaissances en sciences humaines et sociales et en sciences naturelles, afin de caractériser précisément les aménagements paysagers, environnementaux et patrimoniaux.
Photographie n° 4 : Discussion de fin d’atelier au sein du Istanbul Policiy Center(source : Julien Boucly)
Session 7 : « Powered by Rumor: Energy Politics and Conspiracy Theories in the Making of a New Turkey », Sinan Erensu
Dans cette session, Sinan Erensu a présenté une analyse des argumentaires conspirationnistes développés dans le cadre de mobilisations relatives à la gestion des ressources énergétiques. Ceux-ci sont alimentés par des attachements territoriaux et identitaires qui tournent à l’obsession dans le cas de projets énergétiques dotés d’une forte dimension politique.
Dans une contribution conjointe, Marguerite Teulades et Alice Moret ont proposé une lecture croisée des résultats de leurs recherches concernant la construction de l’aéroport d’Istanbul et la fabrique urbaine sur les rives du Bosphore. Leur dialogue avec Sinan Erensu a notamment mis en évidence des fonctionnements différents entre militantismes dans des espaces ruraux et urbains, dans la région de la mer Noire et à Istanbul.
Photographie n°5 : Atelier de présentation des travaux de recherche au sein de l’IFEA (Source : Julien Boucly)
Session 8 : « Construire et organiser la recherche pluridisciplinaire et collective : l’exemple de l’Atlas Amida », Martine Assénat
Cette dernière session illustre la pluridisciplinarité telle qu’évoquée au fil de la semaine : c’est la collaboration de nombreux chercheurs en sciences humaines et en sciences naturelles qui a permis d’envisager l’élaboration d’un système d’information géographique sur Diyarbakır. La démarche collective du programme AMIDA est le résultat d’un contexte de candidature à l’UNESCO, d’un appel à projet institutionnel et d’une logique scientifique et individuelle de curiosité et d’ouverture vers les autres disciplines. Il a été souligné que cette pluridisciplinarité induit aussi nécessairement une collaboration universitaire avec des chercheurs de Turquie et de Diyarbakır, ainsi qu’avec les acteurs de la société civile présents sur place.
Session de conclusion
La session de conclusion, ouverte au public en présentiel et à distance, a finalement été l’occasion d’évoquer les perspectives de collaborations et événements futurs impliquant notamment les partenaires de l’école (le GIS MOMM représenté par Elise Massicard, l’IFEA par Yohanan Benhaïm, l’IFEAC par Adrien Fauve et IPC par Senem Aydin Düzgit). Une synthèse proposée par Julien Boucly a permis de revenir sur deux points originaux ou/et transversaux à l’ensemble des sessions de l’école : les dimensions patrimoniales de l’encastrement du religieux dans le culturel, le politique et le social et l’incontournabilité de la focale locale.
Photographie n°6 : Session de conclusion ouverte au public en visio-conférence (source : Charles Ganier)
Auteurs
Julien Boucly, Post-doctorant GIS MOMM (CNRS UAR 2999)
Clément Vallet, stagiaire IFEA