1962. Le retour des réfugiés

Oujda (Maroc), 10 mai 1962. Ouverture de l’opération de rapatriement des réfugiés algériens au Maroc et départ du premier convoi de 193 réfugiés. C’est une opération dite « tripartite », organisée par le Haut Commissariat aux réfugiés  de l’ONU (HCR), avec son partenaire opérationnel, la Ligue des sociétés de la Croix et du Croissant rouge ; l’Exécutif provisoire de Rocher noir, et les autorités françaises. Mais en fait, le Croissant rouge algérien ainsi que l’ALN sont également actifs, même s’ils sont moins préoccupés par leur plan média que les grandes ONG. Le chargé de l’information, l’Egyptien Yassin al-Ayouty, employé du HCR, accueille les journalistes, notamment marocains, venus assister au lancement de l’opération. Son bureau est installé à l’hôtel Terminus d’Oudja. Les autorités marocaines —en la personne du gouverneur de la province d’Oujda— et françaises —en la personne du consul général de France au Maroc— assistent au départ. Les membres du Croissant rouge marocain, qui s’occupent depuis plusieurs années des réfugiés algériens sur leur territoire sont là, ainsi que les ceux de plusieurs sociétés des Croix et Croissant rouges (Pologne, Norvège, Suède, République arabe unie), et les membres de la filiale suédoise de Save the Children, Rädda Barnen.

« Tandis que retenti[t] une clameur de joie, sur les quais et dans les compartiments »1, le train du premier convoi s’élance à 11h.

Un représentant du Croissant Rouge algérien doit accompagner ces 193 réfugiés, « dans leur presque totalité, des adultes et vieillards, choisis intentionnellement dans les diverses localités de l’Oranie2 ». Les journalistes le remarquent ce jour-là, comme ils le remarqueront à chaque départ de convoi des jours à venir : il n’y a presque aucun homme jeune parmi les réfugiés, seulement des femmes, des enfants et des vieux.

« Peu d’hommes jeunes, des gosses — beaucoup — des femmes quelque fois très âgées passent à pied. Il faut parfois les aider : ils ont l’air grave et touchant. Ils ont mis leurs vêtements les plus beaux ou les moins misérables. Les enfants surtout sont vêtus comme pour l’Aïd mais personne ne sourit, et quand le soldat français en tenue de campagne offre un gobelet d’eau, le geste, pour accepter, manque d’élan. Comme un reste de peur. »3

De nouveau, à la fin de ce mois de mai, alors que des milliers de réfugiés continuent de regagner l’Algérie par convois à partir d’Oudja, « un groupe de journalistes de la presse et de la radio marocaine a été convié à ces jours derniers, par un représentant des Nations-Unies, M. El Ayouti, à visiter les camps de réfugiés, en Algérie.4 » . Les correspondants de journaux marocains (Le Petit Marocain, La Nation africaine, El Alam), égyptiens (Akhbar al-Yum, Rose el-Youssef) assistent donc au départ des réfugiés, avant d’entrer avec eux en territoire algérien.

Brochure du Croissant rouge algérien
Brochure du Croissant rouge algérien

J.-P. Duvillard, journaliste pour le journal marocain La Nation africaine, décrit les camps de départ. Pour les réfugiés de la région d’Oudja, c’est la ferme Touboul : ici, « [c]haque réfugié est en possession d’une carte verte délivrée par le Comité de rapatriement d’Oujda5 ». Les différentes opérations se déroulent dans des tentes distinctes : vérification des cartes vertes délivrées par le Comité de rapatriement d’Oujda pour établir des listes ; photographie de la carte ; passage au service sanitaire pour vérifier l’état général ; dernier pointage des chefs de famille.

C’est sans doute à l’occasion de cette visite organisée que sont aussi tournées quelques images d’un départ d’Oujda dans les archives de l’INA.6 Le film muet saisi ce que les documents écrits ne disent pas, les gestes apparemment insignifiants, les visages et les attitudes. Dans la foule, beaucoup de femmes, d’hommes âgés et d’enfants, dont les documents sont soigneusement contrôlés. Les femmes sont obligées de lâcher leur haïk pour soulever valises ou ballots de tissus contenant leurs effets ; en montant dans le train on hisse les enfants et on se passe de main en main les objets trop encombrants pour rentrer dans les ballots, comme ce grand tamis pour la graine de couscous. Au départ du train, ceux qui restent saluent ceux qui partent. Une femme vêtue d’un haïk restée sur le quai fait un geste de la main. Le geste est fugace et sans doute le caméraman lui-même ne le remarque pas. Est-ce un V de la victoire ? On dirait bien que cette femme montre trois doigts.

Il faut enquêter un peu auprès d’anciens Algériens du Maroc pour retrouver le sens de ce signe de la main : ces trois doigts tendus représentaient, au moins depuis les manifestations de liesse de l’indépendance marocaine, la solidarité des trois pays du Maghreb. Le geste fugace restitue des années de résistance et un monde de significations incorporées, en même temps qu’il est la promesse d’une fidélité à l’unité maghrébine et à la solidarité des trois pays frères.7 Il contient tout à la fois un passé de lutte pour les indépendance et une promesse d’avenir. Est-ce une Marocaine qui salue ainsi des voisins qui s’en vont ? Ou une Algérienne qui attend son tour pour partir ? On ne sait pas.

Après avoir décrit le départ, le journaliste Duvillard suit alors les réfugiés pour passer trois jours de l’autre côté de la frontière, en Algérie. De ce côté là, les centres d’accueil locaux de Maghnia et Sebdou sont chargés de renvoyer les réfugiés vers leurs lieux d’origine. Mais la situation dans le département est très difficile, parce que les régions frontalières sont impraticables, ou à cause de la violence de l’OAS dans plusieurs villes de la région. Bien souvent, le logement d’origine des réfugiés n’existe plus et le temporaire devient durable : finalement à Maghnia, on aménage dans le stade municipal un village de tentes où les réfugiés pourraient rester deux mois environ. Une solution plus durable doit être envisagée : on parle de loger les réfugiés dans des villages de regroupement créés par l’armée française durant la guerre désormais vidés de leurs premiers occupants, même si certains n’ont ni électricité, ni personnel sanitaire et d’enseignement.

Début juin, le journaliste du Petit Marocain, Jean Lecomte, fait lui aussi le voyage. Il visite d’abord le camp de Beni Adrar, situé en fait à l’extérieur de la localité marocaine du même nom mais en territoire algérien. Comme les réfugiés eux-même, il pénètre dans un no man’s land déserté par ses habitants depuis des années, où tout est détruit par les bombardements et les combats successifs.

« On se battit souvent, de nuit surtout, dans ce secteur. On y patrouilla encore plus, de part et d’autre. Les bombardements y furent fréquent. »

En ce début juin au Maroc, il fait frais, et il pleut. Les tentes du camp de départ sont construites au milieu de la boue, et le journaliste est consterné par le spectacle de « ce sol désolé, ces emplacements déserts, les cultures abandonnées, la piste pas entretenue depuis plusieurs années. » Mais aujourd’hui, le barrage de barbelés français est enfin ouvert, et on la franchit donc :

« C’était pour nous un poignant retour vers le passé. Cette route, nous ne l’avions pas parcourue depuis 1953. Ca et là, des bâtiments délabrés, abandonnés, mais aussi, touchés durement par les bombardements d’artillerie, s’étalaient devant nos yeux. Une fois l’ancien camps des Subsistances militaires françaises d’Oujda, devenu le siège de la Wilaya V de l’ALN, dépassé, c’était encore une sorte de « no man’s land » jusqu’au post frontière marocain, qui nous allions contempler.8 »

Les lieux sont constamment regardés avec l’oeil du renouveau, des retrouvailles, avec l’oeil neuf qui contemple les destructions comme la marque d’un passé de guerre dont on peine à croire qu’il est réellement passé. Partout, le paysage lui-même porte les marques des combats.

« Pour parvenir [à Maghnia], il faut emprunter les routes qui portent sur leur bas-côtés les traces de la guerre : bidons d’essence militaires, douilles d’obus, maisons éventrées. Quelques blindés ou jeeps de l’armée française stationnent devant les campements. A part ces vestiges du drame algérien, rien ne transparaît de la situation actuelle. Des fellah travaillent les champs, des enfants font des signes d’amitié aux voitures qui passent. Quelquefois au flanc de colline avant Marnia une plaie dans la verdure attire l’oeil, on n’y prêterait guère attention si on ne nous disait pas que c’est une « cache » de l’ALN que l’on a fait sauter à la dynamite. »9

Les lignes ne se franchissent pas sans renouveler l’émotion de la fin de la guerre. Outre les traces visibles des combats, les journalistes décrivent le paysage comme s’ils y superposaient les images imaginées de la guerre passée, avec une dimension presque cinématographique. Chaque geste de la normalité retrouvée ravive la surprise, la joie mais aussi la gravité de ce qui vient de s’achever. C’est par les mots et les phrases émues, parfois sentencieuses, que les journalistes, marquent le franchissement, ritualisent le passage à un autre temps.

Pour les réfugiés eux-mêmes, l’émotion n’est pas moins forte de passer la ligne de démarcation militarisée et minée. L’un de ces Algériens du Maroc, l’un de mes collègues, Ahmed Abid, m’a raconté récemment à Oran son retour Algérie, au lendemain du cessez-le-feu. Suite à un post que j’avais écrit au sujet de ma recherche sur un réseau social, il m’avait fait part de son expérience. Quand nous nous sommes vus pour un entretien, il a préféré la raconter d’une traite, sans être interrompu par mes questions. On retrouve, dans son récit d’aujourd’hui, la même attention aux paysages que dans les récits des journalistes de l’époque :

« Le convoi a démarré, et je me suis concentré sur les dernières images du pays j’ai vécu, et aussi sur l’espace que je découvre. On passe la frontière. Le poste frontière s’appelle Zûj Bghâl. »10

Zûj Bghâl. Deux ânes. Il ajoute avec un clin d’oeil : « un Marocain, un Algérien. » On éclate de rire. Cette blague ne s’use jamais.

« On passe par mon terroir natal, alors que je suis debout sur le camion. Je me rappelle que ce que racontait ma mère sur son pays durant l’exil, comme un film de mémoire et j’essaie de faire correspondre à ce que je vois. Elle disait toujours : « Attends que nous soyons libre et tu verras que les pommes de terres algériennes sont aussi grosses que les pommes de terre marocaines… ». Mais le convoi dépasse Maghnia, et ne s’arrête qu’à Tlemcen qui avait été choisi comme le centre d’accueil pour tous ceux qui reviennent du Maroc. Le convoi s’arrête à l’entrée de Tlemcen. J’avais l’impression que c’était la première fois que je voyais les cerisiers. On nous a placés dans un camp, dans une tente pour trois jours. Au bout de trois jours, le FLN-ALN nous dispatche. Mon père avait choisi Sidi Bel-Abbès. »

Brochure du Croissant rouge algérien

Le Kef (Tunisie), 30 mai 1962. Avec plusieurs semaines de retard par rapport au Maroc, c’est le départ du premier convoi de réfugiés algériens en Tunisie.

En prévision de cette opération, la commission centrale chargée du rapatriement des réfugiés est venue en visite quelques jours auparavant. Les voitures avaient alors suivi le trajet que prendraient les convois de réfugiés, entre Haïdra et la première barrière électrifiée. Sur place, ils avaient rencontré le sous-préfet de Tebessa, M. Escoffier, accompagné du Lieutenant colonel de l’armée française. Après sa discussion son homologue de l’ALN, celui-ci déclara : « C’est la première fois que je discute avec les gens d’en face ((La Presse de Tunisie, 25 mai 1962)) ». Ce jour-là, on avait évoqué la question des mines française qui pouvaient mettre en danger les réfugiés sur le chemin du retour, et on s’était rendu sur place pour s’assurer, en présence de l’ALN et de l’armée française, de l’absence de danger sur la route11 . Tout est donc prêt pour le départ du premier convoi de réfugiés.

Le 30 mai, le convoi part du village de Haïdra, en Tunisie :

« Le village situé sur une colline offre un spectacle émouvant. Tout est en place. Les réfugiés sont montés sur les camions venus d’Algérie, femmes et enfants ont pris place dans les cars. Les camions Mercedes de l’ALN et les « Berliet » mis à la disposition des réfugiés par le Syndicat de Tebessa transportent les vivres des réfugiés. […]
100 familles originaire de Gourraye, douar situé à quelques kilomètres à l’intérieur du 1er barrage militaire français en Algérie, ont été transportées hier sur des camions vers leur terre natale. […]
Le premier convoi a été en fait une sorte de « test » pour les organisateurs du rapatriement des réfugiés algériens. »12

Juste avant le départ, au cours d’une cérémonie officielle, les autorités tunisiennes, les représentants du HCR et du Comité international de la Croix rouge et du Croissant rouge (CICR) leur ont adressé leurs bons voeux, dont les copies sont distribués dans un kit remis aux journalistes. Le convoi démarre finalement.

« Les femmes chantent et les enfants sont joyeux. Aux abords de la piste que devra emprunter le convoi de réfugiés algériens, des centaines de tunisiens et d’algériens venus des villages environnants lancent des baisers à la ronde à ceux qui vont rentrer en Algérie. N’est-ce pas significatif que d’entendre un réfugié algérien dire à son ami tunisien : « Mon frère je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour moi… j’espère que tu viendras me rendre visite. »13 »

On arrive au point de passage entre Haïdra, côté tunisien, et Tebessa, côté algérien. Il y a un moment de tension, lorsque, à la ligne Challe, le portail demeure fermé longtemps, « sur ordre du colonel », avant de s’ouvrir après une heure d’attente.

« On fit descendre les femmes d’abord qui passaient au milieu d’une haie de fils barbelés. Une distribution de pain et d’eau offerts par l’Armée française eut lieu au fur et à mesure que les réfugiés passaient.
Les femmes montaient ensuite dans les cars. Quelques unes, étouffées par la chaleur ont été transportées sur une tente où les soins leur ont été donnés par des infirmières de l’ALN.
Après les femmes, ce fut le tour des hommes de traverser la ligne électrique. »14

Ce jour-là, dit le journaliste, les Français fouillent tout le monde, comme pour chercher des armes. Le journaliste de Jeune Afrique ironise : car depuis le 19 mars, « qui tue en Algérie ? », faisant allusion à la violence meurtrière de l’OAS.

« C’est ainsi que le premier convoi des réfugiés algériens quitta la Tunisie pour retrouver sa terre natale, accompagné des voeux de tout le peuple tunisien pour qu’ils retrouvent enfin les conditions d’une vie normale que les sacrifices du peuple algérien depuis 7 ans devait leur assurer. »15

Ici, les journalistes n’ont pas l’autorisation des autorités françaises pour rentrer en Algérie. Leur voyage s’arrête donc à la frontière, pendant que les réfugiés continuent leur route vers l’intérieur du pays.

L’opération de rapatriement se déroule en moins de deux mois, et elle est considérée comme un spectaculaire succès. Les sources humanitaires, et l’opération médiatique, tendent à minimiser le rôle des Nord-Africains, et en particulier des Algériens eux-mêmes dans l’organisation d’un transfer qui les concerne pourtant au premier chef. La responsable du plan média en Tunisie, la canadienne Marguerite Wilson fait visiter les camps aux journalistes en veillant à ce qu’ils ne ratent pas les emblèmes de la Croix Rouge et du Croissant Rouge qui apparaîtront sur toutes les photos. Elle s’agace dans le même paragraphe —apparemment sans voir l’ironie de la chose :

« Cependant, les drapeaux du FLN est partout [sic], ce qui crée l’impression que le camp est sous les auspices des Algériens ou des FLN. Dans les rapports au journaux [sic] communiqués par le service de presse algérien, on remarque la même attitude. Vous pouvez être assuré, dès maintenant, que ni la Croix Rouge ni le HCUN [le HCR] ne recevront des remerciements pour ce qui a été fait et pour ce qui se fait. On a même interdit aux réfugiés d’accepter le pain, le soupe et le lait qui leur était distribué à l’arrêt des véhicules à la porte du barrage »

Ce ton assez sec à l’égard des autorités algériennes tranche avec le ton bien plus neutre de son homologue au Maroc, l’Égyptien el Ayouty. Ceci dit, Mme Wilson aime peu les Algériens qui manquent manifestement de gratitude. Elle se plaint aussi que les Tunisiens roulent trop vite, qu’ils ont des jours fériés « pour je ne sais quoi », « c’est absolument affolant ».

Le 27 juin 1962, on célèbre les 100 000 réfugiés  rapatriés16 La plupart d’entre eux sont rentrés à temps pour voter au référendum d’autodétermination du 1er juillet. Un communiqué de presse du 18 juillet 1962 du HCR annonce que le « rapatriement des Algériens réfugiés touche à sa fin17 », bien qu’un dispositif soit prévu pour laisser passer les retardataire. Le 31 juillet, c’est la fin officiel de l’opération conjointe visant à rapatrier les réfugiés.

La Suisse, n°263, 20 septembre 1962, « Un petit village d’Algérie »
La Suisse, n°263, 20 septembre 1962, « Un petit village d’Algérie »

 

  1. Le Petit Marocain, 11 mai 1962
  2. Le Petit Marocain, 12 mai
  3. « La première brèche », signé MBS, Jeune Afrique, n°88 11-17 juin 1962.
  4. La Nation, 26 mai 1962
  5. JP Duvillard, La Nation, 26 mai 1962
  6. Le film — comme parfois sur le site de l’INA — ne contient aucune information de source, d’auteurs, ou de date.
  7. Les détails concernant ce geste sont donnés par Tewfik Allal, communication personnelle, 24 novembre 2017.
  8. 7 juin 1962
  9. La Nation, 26 mai 1962
  10. Entretien avec Ahmed Abid, Oran, 24 février 2018, résumé à partir de notes.
  11. La Presse de Tunisie, 25 mai 1962.
  12. Le Petit Matin 31 mai 1962
  13. Le Petit Matin 31 mai 1962
  14. Le Petit Matin 31 mai 1962
  15. Le Petit Matin 31 mai 1962
  16. Communiqué de presse n°1962-21 édité par le HCR, 27 juin 1962, Archives de la Fédération des Sociétés de la Croix rouge et du Croissant rouge, boîte 1003373.
  17. NU, HCR, Communiqué de presse n° REF/748, 18 juillet 1962, Archives de la Fédération des Sociétés de la Croix rouge et du Croissant rouge, boîte 1003373.